14 juin 2006
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Beau, car imprimé sur un papier ivoire de bonne facture, avec une typographie bien nette, y compris sur les idéogrammes (l'ouvrage est bilingue) et joliment illustré par Manuel Cortella.
Intéressant, car ce recueil nous transporte dans le Japon d'avant-guerre, dans le fameux quartier des plaisirs de la capitale.
La préface d'Alain Kerven, traducteur de ces poèmes, explique ce qu'était la vie des courtisanes, souvent vendues dès leur plus jeune âge par des parents ne pouvant subvenir à leurs besoins et quasiment condamnées à vie à servir d'objets de plaisir.
N'étant dénuées ni de culture, ni surtout de sensibilité, les pensionnaires des "maisons de thé" tombaient parfois amoureuse d'un client plus attentionné que les autres, sans aucun espoir cependant, d'où ces poèmes souvent élégiaques, mais où perce la mélancolie de leur condition. On y rejoint selon A.Kerven, par ailleurs poète lui-même, avec de très beaux haïkus sur sa Bretagne, deux notions très importantes chez les Japonais: celle d'aware et celle d'ukiyo. Aware signifie ce qui est poignant, pathétique. Cela s'applique à merveille à la condition de ces jeunes femmes, à la passion qui les secouait parfois et, souvent, à la brièveté de leur existence ou de l'éclat de leur beauté. Ukiyo, le monde flottant, est une notion étroitement liée au bouddhisme et qui représente le monde d'illusions et de désir dans lequel nous vivons. Et quelle meilleure représentation de celui-ci que ce quartier des plaisirs, avec ses désirs charnels, ses plaisirs éphémères et ses passions destructrices?
Au delà d'une forme soignée, la beauté du recueil tient donc aux poèmes écrits par ces jeunes femmes anonymes, que l'on imagine aussi belles et raffinées que les sentiments qu'elles y expriment. Parfois élégiaques, souvent mélancoliques, elles y laissent percer une sensibilité touchante. Il ne s'agit pas de haïkus, mais de dodoitsu, genre poétique né à Edo vers 1830 et qui s'est étendu par la suite à tout le Japon. Ce genre de balade populaire se caractérise entre autres par une longueur de vingt-six syllabes (7-7-7-5).
Légèrs, touchants, parfois déchirants, voici quelques-uns de ces dodoitsu:
moi à vous
à l'arbre la cigale
accrochées l'une et l'autre
tout en pleurs
à l'arbre la cigale
accrochées l'une et l'autre
tout en pleurs
aux ondées de mai
courtisée
aujourd'hui bonne à jeter
comme l'eau des rizières d'automne
courtisée
aujourd'hui bonne à jeter
comme l'eau des rizières d'automne
ils se dénouent
les liens qui nous enlaçaient
c'est l'heure de la marée
même les vagues meurent
les liens qui nous enlaçaient
c'est l'heure de la marée
même les vagues meurent
chute des fleurs
le printemps reviendra
pour vous et moi cependant
une seule floraison
mieux que le va-et-vient
gémissant de la houle
la silencieuse fidélité
des étoiles
gémissant de la houle
la silencieuse fidélité
des étoiles
change d'avis
à nouveau revient vers moi
même les oiseaux sur les arbres morts
s'arrêtent bien deux fois
à nouveau revient vers moi
même les oiseaux sur les arbres morts
s'arrêtent bien deux fois
parfois un peu de coquetterie:
sur sa tige une fleur
mais ils sont deux pour la cueillir
et moi je ne sais trop
de quel côté pencher
mais ils sont deux pour la cueillir
et moi je ne sais trop
de quel côté pencher
les pensionnaires des maisons de thé ne pouvaient sortir du quartier réservé:
le rencontrer le voir
je voudrais m'envoler
mais de l'oiseau en cage
le sort est odieux
je voudrais m'envoler
mais de l'oiseau en cage
le sort est odieux
à rapprocher du regard envieux de l'oiseau en cage d'Issa vis à vis du libre papillon.
Enfin, cette pièce pleine de regrets, qui n'est pas sans rappeler la dernière chanson de Bilitis se lamentant qu'on ne l'aimera plus (Se peut-il que tout soit fini? Je n'ai pas encore vécu cinq fois huit années, il me semble que je suis née d'hier, et déjà voici qu'il faut dire: On ne m'aimera plus.)
ressac nocturne
la houle est pâle sous la lune
de la fin d'une vie
voici les larmes amères
la houle est pâle sous la lune
de la fin d'une vie
voici les larmes amères
Un beau petit livre à s'offrir, à lire et à relire.